LES FÊTES SAUVAGES

Publié le par Collectif Feignasse

 

« Plantez au milieu d’une place un piquet couronné de fleurs, rassemblez-y le peuple et vous aurez une fête. Faites mieux encore : donnez les spectateurs en spectacle, rendez-les acteurs eux-mêmes, faites que chacun se voie et s’aime dans les autres afin que tous soient mieux unis. » J.J. Rousseau

La fête ça veut tout et rien dire.

Se rencontrer, soi et les autres, se perdre, disparaître dans la foule, exister fort, se serrer dans des bras par centaines, se retrouver seulement à quelques un.es dans un appartement minuscule, fêter une vie, un.e mort.e, la victoire, la colère, la joie d'être ensemble, fêter la honte d'être si seul.e au milieu des autres, fêter un début ou une fin, fêter rien, s'oublier dans l'ivresse de la musique et des drogues, sourire à n'importe qui, à personne, éteindre le temps qui passe pour quelques heures, éteindre les lumières de la ville, inverser toute la vie, sentir qu'il se passe quelque chose, ne connaître personne et se sentir uni.e.s, parfois ça prend et parfois ça prend pas.

Le 8 décembre 2019, Saint-Etienne, Gilets Jaunes acte IV, tout le monde en a marre de se faire gazer pour rien, de la vie qui mène à rien, de se balader dans le silence des rues, tout le monde se sent d'être là et empêche les flics d'avancer jusqu'à la place de l'Hôtel de Ville. Certain.e.s en profitent pour vider une bijouterie, c'est beau, toutes ces petites boîtes blanches ouvertes partout par terre, c'est beau, les sourires qui disent « On est riches ! ». C'est la fête.

Est-ce qu'il faut avoir quelque chose à fêter ?

Quand je suis derrière mon masque je n'ai plus peur de rien, je regarde tout autour les yeux des autres par la fente au milieu du tissu et si ça sourit je souris aussi, et c'est la fête.

Les rues sont pleines de gens, on marche, on se croise sans se voir pendant des heures, des journées, des semaines et des mois, puis soudain on se voit. Sans écran, sans peur sans mensonge, ça dure quelques secondes ou quelques heures, on se parle. Parfois la rue peut être une fête.

Un.e youtubeur.euse poste une storie Instagram avec dedans une heure, un lieu, un rendez-vous. Et plusieurs centaines d'ados sont là, pour rien d'autre qu'être là, ne rien manquer, hurler, rire, chanter, ça n'a pas de sens, mais ça n'en a pas moins que nos vies coincées chacune derrière des écrans, des métiers, des vêtements, des peaux. Des centaines d'ados parcourent les rues en hurlant de joie, et dans cette joie il y a bien celle de voir la Police dépassée, perdue, périmée. La Police qui ne comprend rien à ce qu'il se passe là, et retombe par magie dans son rôle un peu triste et touchant de garde-champêtre ronchonnant, de Sergent Garcia toujours en retard sur le monde. C'est la joie d'avoir quelque chose à soi et à nous, à plusieurs, à beaucoup, et aussi qui n'appartient pas à d'autres. Avoir sa fête à soi, ses codes à soi, sa musique, son vocabulaire, ses amitiés et ses amours, aussi pour dire à d'autres au dessus : vous n'êtes pas la vie, vous êtes le calcul, la norme et l'inculture.

« Ça veut le port d'armes, les gros bras de Jean-Claude Van Damme. J'fume la beuh d'Amsterdam, celle qui est bonne qui monte au crâne »

Le 19 juillet 2019, Saint-Etienne, l'Algérie remporte la Coupe d'Afrique des Nations. Place de l'Hôtel de Ville encore. C'est beau, tous ces drapeaux algériens devant ceux, devenus tous petits, de la France et de l'Europe. Tous les sourires, les pétards, les fumigènes, les klaxons, les chansons. L'excitation, les voitures secouées, la Police dépassée, encore. Marcher des heures dans la ville jusqu'à épuiser toute la joie, courser les scooters de la Municipale pour le plaisir de les entendre accélérer. C'est la fête.

En Italie, au XVIIIème, on dansait dans certains villages la Tarentelle, pour se soigner de la morsure de la tarentule. On dansait partout, dans les rues, les parcs et les églises, pendant toute une semaine, pour se guérir de la morsure de la vie, de cette maladie de toute l'année qu'on appelle le quotidien. Tout le monde dansait, une transe extatique et folle, on courait partout et on avait droit à tout. Une semaine par an pour exorciser les silences et les servitudes du reste de l'année. Parler à qui on veut, dire n'importe quoi, insulter qui on veut, s'habiller comme on veut, boire, être sale, se taire, s'épuiser de danser, de se tordre, s'essorer, jusqu'à s'endormir n'importe où, dans une rue ou un fossé. Se vider.

Rave : délirer, divaguer, s'extasier. La nuit du 21 au 22 juin 2019, Nantes, la Fête de la Musique. On danse sur les quais, rien de grave, rien de nouveau, rien de subversif. Quand soudain, des adultes en tenues de Star Wars décrètent que la fête est finie. La musique continue malgré tout, un peu, quelques bouteilles vides rebondissent sur les armures, sur les boucliers et sur les esprits impénétrables des forces de l'ordre. Les flics chargent, les danseur.euse.s reculent, quatorze personnes tombent à l'eau, Steve ne sait pas nager, il se noie.

« Il ne peut être établi de lien entre l'intervention des forces de police et la disparition de Steve Maia Caniço ». L'IGPN

Se déguiser pour être quelqu'un.e d'autre, quelqu'un.e qui n'existe pas, quelqu'un.e qui serait soi sans les mensonges et sans la peur, se masquer pour de vrai et quitter le masque invisible qu'on porte tous les jours, les faux sourires, les faux compromis, la fausse joie, laisser exploser la douleur d'être né.e et d'avancer, l'échine plus ou moins pliée, s'avouer tout ce qu'on range dans un coin de sa tête pour rendre tout ça supportable. Le bal masqué, le carnaval, c'est la vérité qui descend dans les rues, nous sommes des sauvages, les pires sauvages qui soient. La preuve, c'est que nous avons besoin d'un prétexte, d'une date et d'une injonction pour sortir et se rencontrer, s'accepter dans nos laideurs et nos beautés. La fête sauvage c'est se rappeler que la rue ce n'est pas qu'un endroit où on passe, que la vie ce n'est pas qu'un moment où on sert à produire. Se déguiser, ne plus avoir de visage, plus de corps, pour avoir le droit de perdre son temps. Pour pouvoir enfariner son patron, gifler son N+1, serrer dans ses bras le voisin, la voisine, pour s'allonger par terre, ne plus servir à rien, et ne plus servir rien. C'est inutile, improductif, gratuit, ouvert à tou.te.s, c'est la fête.

Parfois je danse tout.e seul.e dans ma chambre. C'est la bonne musique, le bon moment, la bonne lumière, je me sens légèr.e, je fais des petits bruits de bouche, je souffle, j'inspire fort, je me regarde dans le miroir, je me trouve joli.e et c'est la fête.

Willy Brouillard

Carnaval des inutiles les 4 et 5 avril à Sainté

 

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