L'ABOLITION DU TRAVAIL

Publié le par Collectif Feignasse

 

Le travail est la source de toute misère, ou presque, dans ce monde. Tous les maux qui se peuvent nommer proviennent de ce que l’on travaille - ou de ce que l’on vit dans un monde voué au travail. Si nous voulons cesser de souffrir, il nous faut arrêter de travailler.

Cela ne signifie nullement que nous devrions arrêter de nous activer. Cela implique surtout d’avoir à créer un nouveau mode de voie fondé sur le jeu ; en d’autre mots, une révolution ludique. Par «jeu», j’entends aussi bien la fête que la créativité, la rencontre que la communauté, et peut-être même l’art. On ne saurait réduire la sphère du jeu aux jeux des enfants, aussi enrichissants que puissent être ces premiers amusements. J’en appelle à une aventure collective dans l’allégresse généralisée ainsi qu’à l’exubérance mutuelle et consentie librement. Le jeu n’est pas passivité. Il ne fait aucun doute que nous avons tous besoin de consacrer au pur délassement et à l’indolence infiniment plus de temps que cette époque ne le permet, quels que soient notre métier ou nos revenus. Pourtant, une fois que nous nous sommes reposés des fatigues du salariat, nous désirons presque tous agir encore.

Quand je dis que je veux abolir le travail, je veux précisément dire ce que j’énonce, mais il me faut préciser ce que j’entends par là, en définissant mes termes de manière non spécialisée. Ma définition minimale du travail est le labeur forcé, c’est-à-dire la production obligatoire. Ces deux derniers paramètres sont essentiels. Le travail est la production effectuée sous la contrainte de moyens économiques ou politiques, la carotte ou le bâton - la carotte n’est que la continuation du bâton par d’autres moyens. Mais toute création n’est pas travail. Le travail n’est jamais accompli pour lui-même, il l’est par rapport à quelque produit ou profit qu’en tire le travailleur, ou plus souvent une autre personne. Voilà ce qu’est nécessairement le travail. Le définir, c’est le mépriser.

La déchéance que connaît au boulot l’écrasante majorité des travailleurs naît d’une variété infinie d’humiliations, qu’on peut désigner globalement du nom de «discipline».
La discipline est constituée de la totalité des contrôles coercitifs qui s’exercent sur le lieu de travail: surveillance, exécution machinale des tâches, rythmes de travail imposés, quotas de production, pointeuses…

Un travailleur est un esclave à temps partiel. C’est le patron qui décide de l’heure à laquelle il vous faut arriver au travail et celle de la sortie - et de ce que vous allez y faire entretemps. Il vous dit quelle quantité de labeur il faut effectuer, et à quel rythme. Il a le droit d’exercer son pouvoir jusqu’aux plus humiliantes extrémités. Si tel est son bon plaisir, il peut tout réglementer: la fréquence de vos pauses-pipi, la manière de vous vêtir, etc. Hors quelques garde-fou juridiques fort variables, il peut vous renvoyer sous n’importe quel prétexte - ou sans la moindre raison. Il vous fait espionner par des mouchards et des cheffaillons, il constitue des dossiers sur chacun de ses employés. Répondre du tac au tac devient dans l’entreprise une forme intolérable d’insubordination - faute professionnelle s’il en est - comme si un travailleur n’était qu’un vilain garnement : non seulement cela vous vaut d’être viré mais cela peut vous priver de prime de départ et d’allocations-chômage.

Les employés, enrégimentés toute leur vie, happés par le travail au sortir de l’école et mis entre parenthèses par leur famille à l’âge préscolaire puis à celui de l’hospice, sont accoutumés à la hiérarchie et psychologiquement réduits en esclavage. Leur aptitude à l’autonomie est si atrophiée que leur peur de la liberté est la moins irrationnelle de leurs nombreuses phobies. L’art de l’obéissance, qu’ils pratiquent avec tant de zèle au travail, ils le transmettent dans les familles qu’ils fondent, reproduisant ainsi le système en toutes façons et propagent sous toutes ses formes le conformisme culturel, politique et moral. Dès lors qu’on a vidé, par le travail, les êtres humains de toute vitalité, ils se soumettent volontiers et en tout à la hiérarchie et aux décisions des experts. Ils ont pris le pli.

La plupart des travailleurs en ont marre du travail. Les taux d’absentéisme, de vols et de sabotages commis par les employés sont en hausse continuelle, sans parler des grèves sauvages et de la tendance générale à tirer au flanc. C’est peut-être là l’amorce d’un mouvement de rejet conscient, et plus seulement viscéral, à l’égard du travail.

Je ne suis pas d’accord. Il est à présent possible d’abolir le travail et de le remplacer, dans les cas où il remplit une fonction utile, par une multitude de libres activités d’un genre nouveau. L’abolition du travail exige de s’attaquer au problème d’un point de vue tant quantitatif que qualitatif. D’une part, il faut réduire considérablement la quantité de travail effectuée : dans ce monde, la majeure partie du travail est inutile, voire nuisible et il s’agit tout simplement de s’en débarrasser. D’autre part, et là se situent tant le point central que la possibilité d’un nouveau départ révolutionnaire, il nous faut transformer toute l’activité que requiert le travail réellement utile en un éventail varié de passe-temps agréables - si ce n’est qu’ils se trouvent aboutir à des produits utiles, sociaux.

Alors seulement, toutes les barrières artificielles que forment le pouvoir et la propriété privée devraient s’effondrer. La création doit devenir récréation. Et nous pourrions tous nous arrêter d’avoir peur les uns des autres.

Certaines activités qui sont insatisfaisantes lorsqu’elles sont effectuées tout seul ou dans un environnement désagréable ou aux ordres d’un patron deviennent plaisantes ou intéressantes, au moins pendant un moment, lorsque ces circonstances viennent à changer. Cela est probablement vrai, dans une certaine mesure, de tout travail. Les gens déploient alors leur ingéniosité, qu’ils auraient refoulée autrement, pour faire un jeu des plus rebutantes besognes. Des activités qui attirent certains peuvent en repousser d’autres, mais chacun a, au moins potentiellement, une variété d’intérêts et un intérêt pour la variété.

Nul ne peut prédire ce qu’il adviendrait si déferlait la puissance créatrice jusqu’à présent bridée par le travail. Tout peut arriver. La fastidieuse opposition rhétorique entre liberté et nécessité, avec son parfum de théologie, se résoudra d’elle même dans la pratique dès lors que la production de valeurs d’usage se nourrira de délicieuses activités ludiques.

Si nous jouons les bonnes cartes, nous pouvons tous sortir gagnants de la partie, mais seulement si on joue pour de vrai.

Prolétaires du monde entier, reposez-vous !

Bob Black, extraits de Travailler, moi ? Jamais ! 1985

Publié dans Histoire

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article