LA LIBERTÉ ENFIN S'ÉVEILLE AU SOUFFLE DE LA VIE
Raoul Vaneigem.
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Soumettre quiconque à une autorité est un comportement mortifère. La vie ne connaît pas de maître.
Nous continuons d'être gouvernés par des abstractions qui nous vident de notre substance, nous abstraient de nous-même.
Une des conditions de notre liberté, c'est de détruire la réification, qui transforme le sujet en objet.
Du sommet de l'abstraction, il ne se déverse que des chiffres qui nous déshumanisent, nous transforment en objets, nous réduisent à l'état de marchandise.
À mesure que s'impose la rentabilité à court terme et que la spéculation boursière supplante le traditionnel impératif de produire et de consommer, le moindre remue-ménage de méninges est une perte de temps. L'argent spéculatif travaille seul. Il tourne en rond. Ainsi va-t-il pour les dirigeants : les mécanisme financiers ont les vertus d'un ordinateur qui les dispense de cerveau. La promotion des imbéciles fait désormais partie de la théorie de l'ambition.
L'intelligence intellectuelle décline avec le pouvoir, l'intelligence sensible progresse avec l'humain.
L'effondrement mental de l'autoritarisme a mis en lumière une réalité dont les insurgés du vivant prennent peu à peu conscience : l'intellectualité est une mutilation de l'intelligence sensible. Elle est le produit d'un arrachement de la pensée à la vie. L'intelligence intellectuelle participe d'un processus d'abstraction où la réalité vécue est niée. À mesure que s'effondre la grande Baliverne autoritaire, l'ascendant de l'intellectuel décline. Plus le pouvoir devient une forteresse vide, plus l'intellectuel sonne creux.
Nous sommes né pour accroître notre potentiel vital, non pour augmenter le pouvoir de l'argent qui s'y substitue.
La logique économique est, comme la discipline militaire, indiscutable.
Racrapotés luxueusement dans la citadelle fissurée qu'ils tentent de rafistoler, ils ne sont plus que des croquemitaines de pacotille à qui les enfants de notre société naissante ne se privent pas de faire la nique.
Leur affairisme pue le mouroir et l'agonie.
Tandis que le coronavirus fournissait un prétexte à leur zèle répressif, l'insurrection opposait à l'incompétence criminelle de l'État une autodéfense sanitaire. Elle démontrait ainsi la capacité d'un grand nombre d'humains à s'organiser eux-mêmes et à signifier aux instances dirigeantes leur révocation définitive.
Mais l'incapacité d'appliquer la stratégie du bouc émissaire aux insurgés de la vie quotidienne révèle aussi que les prétendues élites sont victimes d'un effondrement mental qui s'accélère à mesure que le spectacle du vide pallie le vide de leur existence authentique. La vie leur échappe. Elles n'ont plus l'entendement suffisant pour comprendre qu'une mutation des comportements annonce une ère où l'individu s'arroge la liberté d'être humain, une civilisation qui abolit la prédation et la peur qu'elle propage.
La liberté de l'inspiration subversive ne s'accommode ni de recettes ni de directives.
Personne ne l'ignore désormais : les institutions nationales et supranationales chargées d'administrer la santé des populations entretiennent d'étroites relations avec la machine lucrative que les lobbies pharmaceutiques et médicaux font tourner sous la bannière du progrès. Nul ne s'y trompe. C'est du progrès des dividendes qu'il s'agit.
Une économie qui tue mérite de crever.
Rien n'est plus favorable à l'immunité et à la santé des individus que les relations affectives qui se tissent entre eux. C'est cette générosité affective que l'isolement forcé a brisée, c'est cet enfermement qui a tué tout autant, sinon plus, que le virus errant. Jamais nous ne risquerons autant de perdre la vie qu'en acceptant de survivre seuls et confinés.
La chute du pouvoir d'achat incite l'imagination à fracasser le marché et à bâtir sur ses ruines.
Alors que l'énormité d'une rentabilité mortifère menace d'écraser la terre et ses habitants, comment ne pas se réjouir qu'une grande colère s'enflamme partout et que la plus infime étincelle en propage l'incendie au monde entier ? C'est une colère sombre et joyeuse, souvent confuse, parfois aveugle. Elle monte, elle s'exacerbe irrésistiblement. Si elle retombe ça et là, nous et nos ennemies le savons : elle éclatera de plus belle, elle réduira le vieux monde en cendre et le souffle du vivant les emportera.
Les États sont déjà dévorés par une véritable internationale du profit.
Un peuple souverain est un peuple sans maîtres.
La citoyenneté est un rôle que l'État assigne à l'individualiste grégaire, dont il adoube la servilité.
Nul n'ignore désormais que les "représentants du peuple" ne représentent pas nos intérêts, mais ceux de l'État et de ses banquiers commanditaires.
Dès l'instant qu'elle se limite au seul choix de changer de maîtres, la liberté d'élire des représentants devient liberticide.
Accepter le suffrage traditionnel, c'est cautionner l'État escroc.
Agenouillés, nous le resterons indécrottablement, tant que nous écouterons la voix d'un maître, tant que nous ne trancherons pas les têtes de l'hydre hiérarchique.
L'État ignore sciemment les revendications du peuple. Réduit aux basses œuvres du bourreau, il lubrifie servilement la machine répressive du profit mondial.
Nous avons trop à faire d'une vie à explorer pour ne pas bannir de notre existence la dictature du chiffre d'affaire.
Réinventer la subversion, c'est privilégier une inspiration poétique qui se tienne à l'écart des mots d'ordre, des incitations impératives, des interdits.
L'autodéfense sanitaire saura empêcher que les miasmes de la militarisation se diffuse jusque dans le camp de la solidarité libertaire.
C'est une erreur que de se soumettre à la loi du nombre. La plupart des révolutions du passé ont été déclenché moins par la participation du peuple que par la résolution de quelques-uns.
Ce n'est pas le nombre de protestataires qui fait leur force, c'est l'intelligence sensible qui progresse chez les individus et les solidarise.
Si des millions de manifestants réussissent à faire trembler un État, seul un projet radical peut l'abattre. Ce projet radical, c'est la construction d'une société humaine. Une des nouveautés de l'insurrection de la vie quotidienne tient à ceci : les individus, dont la tête et le corps se trouvaient séparés, captifs d'une relation conflictuelle, redécouvrent l'unité avec eux et avec le monde, ils parviennent à échapper à leur démembrement ancestral, ils abolissent les séparations, ils brisent le rempart des idées reçues, ils fraient dans l'impossible des chemins que nulle révolution du passé n'avait osé imaginer.
Ouvrir les ailes à l'air du large, c'est laisser la vie nous emporter dans l'enthousiasme des luttes quotidiennes! Là où il n'y a ni haut ni bas, ni maîtres ni esclaves.
Nous n'avons été qu'un brin de paille dans la charrette de foin de l'obscurantisme. Une étincelle infime y a mis le feu. Le monde entier s'embrase. Voir s'affirmer dans cette insurrection plébéienne une radicalité dont je n'ai cessé d'affiner la conscience suffit à ma jubilation. Il y va de ma propre vie d'ajouter trois gouttes d'eau à l'océan de solidarité festive qui bat sous mes fenêtres. Car le peuple a montré qu'il n'était plus une foule aveugle, mais un ensemble d'individus résolus d'échapper au décervelage, une conjuration d'anonymes que leur qualité de sujets prémunissait contre la réification.
En fissurant l'histoire, la force de frappe du vivant a libéré une conscience qu'aucune puissance de mort n'effacera.
Notre droit de vivre garantit désormais la légitimité du peuple insurgé. Ce droit met hors la loi l'État, qui le bafoue.
Éviter le face à face avec la puissance répressive de l'ennemi implique de varier les angles d'approche.
Nos ennemis ont des armes de destruction. Nos armes sont celles de la création, de l'ingéniosité, de la vie qui conquiert sans tuer.
Les pollueurs et les incendiaires de la planète usent de l'écologie comme d'un détergent pour laver l'argent sale. Pendant qu'au bar du mensonge quotidien les consommateurs débattent des campagnes promotionnelles en faveur du climat, à dix mètres d'eux se livre le combat contre le glyphosate et autres pesticides, contre les industries Seveso, contre le nucléaire, contre l'empoisonnement de l'eau, de l'air, de la terre qu'exige "la bonne santé de l'économie".
Des milliers de savants passionnés par leurs recherches ne demandent qu'à libérer leur savoir, à le dispenser et à lui éviter la gangrène du pouvoir et du profit.
L'auto-organisation annule l'organisation hiérarchique.
À nous d'avoir l'audace d'investir notre rage et notre créativité dans des Communes où notre existence se réinvente. Qu'importent les erreurs et les tâtonnements ! C'est une tâche de longue haleine que de fédérer internationalement un grand nombre de petites collectivités qui ont l'avantage incomparable d'agir directement sur le milieu où elles sont implantées.
Le lieu de notre existence c'est le village, le quartier, la ville, la région où nous nous battons contre un système économique et social qui nous empêche d'y vivre. Elle est notre vraie patrie et nous sommes résolus d'en chasser les envahisseurs mercantiles qui la mutilent et la découpent en part de marché.
La foule immense des esclaves dressés contre leurs maîtres marche à nos côtés. Peuples affamés, tourmentés, fusillés, massacrés, votre vengeance s'accomplit dans le rire du vivant. Elle est l'humanité souveraine que nous voulons instaurer.
Raoul Vaneigem,
La liberté enfin s'éveille au souffle de la vie,
Manifeste 2020 (extraits)
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