LE TRAVAIL MARCHANDISE FÉTICHISÉE

Publié le par Feignasse irrécupérable

 

Nous appelons travail l’activité physique et intellectuelle vendue à un autre pour de l’argent. On peut se vendre à un employeur, mais aussi à des clients en tant qu’autoentrepreneur, artisan ou tâcheron... Cette activité vendue n’appartient plus à celui qui l’a produite. Les activités domestiques, de bricolage ou de jardinage ne sont pas considérées comme du travail tant qu’il n’y a pas de commerce. Ce qui est critiquable n’est pas l’activité en elle-même, mais bien cette privation de l’usage du temps, cette occupation des actions par une autorité étrangère, dépossession gérée et imposée par une société où tous les rapports ne sont que du commerce, et la production de la marchandise.
Si on a l’impression de pouvoir choisir son travail, c’est toujours, en fin de compte, l’employeur ou le client qui, lui seul, choisit librement. On ne peut pas vraiment choisir de ne pas travailler quand c’est une question de survie. C’est la marchandisation de l’activité humaine, pour le profit d’une caste dominante, qui produit l’esclavage du travail.
Par temps de crise perpétuelle, le chômage est subi et le travail obligatoire, mais il faut le mériter. Avec l’accroissement sans fin du chômage, les lourdes menaces de l’exclusion sociale et de la misère quotidienne sont nécessaires à l’acceptation sans concession de l’esclavage d’un travail stupide, abrutissant et exténuant. Choisir son activité pour mieux s’épanouir est illusoire. « L’usine ne fut jamais le domaine de la liberté, mais fut toujours celle de la survie, de cette “nécessité” qui rendait impuissant et desséchait l’univers humain qui l’entourait. »  Murray Bookchin, Pour un municipalisme libertaire, 1984.
Le travail tue le désir. Quand on est libre, on a envie de faire plein de choses, mais pour avoir du cœur à l’ouvrage il est indispensable de se débarrasser de l’esclavage du travail et de son écœurement.
L’organisation du travail s’est profondément modifiée avec l’informatisation de la société. La hiérarchie s’efface dans un système automatisé. Le travailleur dépend maintenant des cadences imposées par le programme de la machine. La technologie a remplacé l’autorité, la soumission a été transférée au système informatisé de la production. C’est le programme qui commande, le travailleur est esclave de la machine.
Les patrons ne sont plus que les gestionnaires de la productivité, et les actionnaires imposent les marges à atteindre pour satisfaire le retour sur investissement qu’ils exigent. L’affaire est entreprise, ils raflent les dividendes. Mais comme tout cela ne suffit jamais aux profiteurs de l’exploitation humaine, ils ont encore trouvé mieux : l’entreprise dématérialisée.
L’économie digitale qui se développe actuellement, passe par des plateformes d’intermédiation électronique qui mettent en rapport des clients consommateurs avec des prestataires de services indépendants, sous un statut d’autoentrepreneur. N’étant plus salariés d’un employeur autoritaire, leur dépendance s’est déplacée vers une soumission au programme donneur d’ordre. Ils sont asservis à la plateforme informatique et travaillent à la pièce comme tâcherons, supportant eux-mêmes les charges et les investissements, dans une insécurité permanente. Ce sont les mercenaires de la précarité, subissant une autorité intransigeante dépersonnalisée dans le système de la machine numérique. C’est tout bénéfice pour la plateforme, une entreprise sans capital, sans frais, sans charges salariales ni sociales, sans investissement et sans aucun risque, qui rafle au passage des sommes bien supérieures à une entreprise traditionnelle. Le maître contrôle dans l’ombre du Net, le programme impose la soumission et la rémunération au mérite. Plus de hiérarchie, plus de problèmes, la société se Googlise. Ce capitalisme, désincarné dans un système automatique, ordonne mécaniquement et impose son rythme infernal tant qu’il y a du chômage comme menace pour assujettir ces autoentrepreneurs de la misère à se faire plumer comme des pigeons.
La motivation ne se commande pas. Plus on impose aux salariés de s’investir dans leur travail moins ils s’engagent au sein de l’entreprise. Ils ne seraient plus qu’une personne sur dix à le faire, les autres faisant semblant. C’est le règne des apparences trompeuses et de l’hypocrisie permanente. La confiance est de plus en plus incertaine et chacun se décharge sur les autres en faisant porter la responsabilité de ses fautes sur ses collègues. La concurrence est dure et la compétition continue, les solidarités ont laissé la place à la guerre des mensonges, des mesquineries et des médisances. Ce que l’exploiteur a perdu en confiance il le récupère en divisant les opprimés pour mieux régner. La lutte des classes semble disparaître dans la dépersonnalisation des entreprises par un système désincarné. Mais derrière les machines numériques, il y a la bureaucratie de l’ombre qui gère le commandement par les programmes afin d’alimenter les profits de plus en plus gloutons des financiers. La perception d’un système impersonnel dissimule l’exploitation de l’homme par l’homme. Les capitalistes s’effacent des apparences pour mieux régner, bien planqués derrière la machinerie technologique, ce qui permet à la société de faire passer l’entreprise pour le terrain de jeux novateur des initiatives personnelles, l’espace des opportunités à saisir, l’épanouissement dans les affaires à créer.

Le travail est toujours une souffrance reconnue ou refoulée, un instrument de torture. L’emploi de son activité par un employeur, le boulot, le gagne-pain, le turbin, le job sont des tâches, des besognes, des corvées, des obligations pour survivre. La loi du travail obligatoire pour survivre, nous exploite et nous avilit, nous contraignant à faire commerce de notre temps, à nous vendre comme des marchandises, en nous abaissant à une servitude volontaire, devenant esclave de nos employeurs. En nous dépossédant de notre activité, le travail nous aliène et nous détruit pour les profits illimités des accapareurs, usurpateurs de la vie des autres.
La souffrance au travail est en constante augmentation, les salariés sont à bout de nerfs. Un actif français sur cinq s’estime en situation potentielle de burn-out, et un sur quatre chez les cadres. Il s’agit d’effraction psychique, de détresse psychologique intense, de névrose traumatique apparentée au syndrome de stress post-traumatique.
Ça commence par une désillusion, un mal-être, une peine, le stress, la fatigue, l’épuisement, la perte de mémoire, les troubles de concentration, un sentiment de détachement ou de séparation des autres, la solitude, la nervosité, les maux de tête et de ventre, le sacrifice, la déprime, l’irritabilité ou crises de colère, la perte de l’estime de soi, un sentiment de dévalorisation et de culpabilité, une position défensive de justification, des réactions effrayées ou exacerbées, la peur, les cauchemars, l’insomnie, le repli social et affectif, le désarroi identitaire, la dépression, un effondrement anxio-dépressif, pouvant mener à un état d’angoisse paroxystique à évolution suicidaire.
La souffrance a des causes multiples : les dysfonctionnements, l’absence d’information utile, des ordres contradictoires, une situation paradoxale obligeant à bâcler son travail, une pression permanente, des surtensions excessives, une surcharge de travail, le surmenage, une surveillance et un contrôle permanents, la recherche insidieuse de la faute professionnelle permettant le licenciement…
Pas de démocratie au travail, la soumission est la seule règle. La hiérarchie est toute puissante dans l’entreprise, ce qui lui autorise tous les abus : contrainte, reproche, dépréciation, dévalorisation, agressivité, accusation, dénigrement, vexation, calomnie, diffamation, humiliation, abus de pouvoir, pressions morales, maltraitance, injonctions contradictoires, menaces, chantage, outrage, violences verbales, insultes, harcèlement, persécution…

Les exigences de productivité sont des contraintes permanentes au travail. La productivité consiste dans l’usage de savoirs, de techniques, de méthodes d’organisations, afin de produire plus rapidement. Il s’agit donc d’économiser du temps et de l’argent. La productivité globale compare la production réalisée à la quantité de capital et de travail utilisée. Les gains de productivité permettent d’augmenter les profits et les dividendes des actionnaires.
Les évolutions survenues depuis une vingtaine d’années dans l’organisation du travail sont indissociables d’une augmentation des maladies et accidents professionnels. Le nombre de troubles musculo-squelettiques en l’espace d’une dizaine d’années a été multiplié par dix. Efforts physiques et charge mentale se conjuguent, sous le signe d’une réactivité qui contribue à rendre le travail plus dangereux.
Depuis quarante ans c’est la conjonction de la technicité, de l’organisation et de l’informatisation, qui permet aux entreprises d’obtenir les gains de productivité. Ces évolutions ont considérablement détérioré les conditions de travail et multiplié les profits. Les pressions mentales et les charges physiques tendent à se cumuler et concourent à l’intensification du travail. Le respect des normes de qualité et la flexibilité du temps de travail se traduisent par une plus grande pression de l’urgence, des tensions avec la hiérarchie, le manque de temps, l’intensification du stress, la soumission à des ordres contradictoires et à des procédures vidées de leurs sens.
La productivité française est l’une des meilleures au monde depuis plusieurs années, avec des performances en amélioration constante. Les Français travaillent avec la peur de perdre leur emploi dans une surenchère de concurrence et une perte des solidarités. La perception de ce risque entraîne les salariés à se plier aux exigences d’accroissement de la productivité.
Les pressions au travail engendrent très souvent un épuisement, un état de fatigue intense, accompagné du sentiment d’une profonde dévalorisation, et d’une grande difficulté à entrer en relation avec son entourage. Les personnes touchées sont extrêmement actives et très impliquées dans leur travail. Ceux qui souffrent se sentent complètement dépassés et ressentent une extrême solitude. Le corps craque en premier, crampes d’estomac ou remontées acides, troubles du sommeil, les défenses immunitaires s’affaiblissent et les épisodes inflammatoires se multiplient, des tensions musculaires se déclenchent comme des torticolis ou un mal de dos, et liés à un grand état de stress des poussées de psoriasis ou d’eczéma...
Ce surinvestissement professionnel conséquent aux pressions concurrentielles, conduit à une altération du fonctionnement du cerveau, troubles de la concentration et de pertes de mémoire, signes de confusion, sentiment de culpabilité, vide émotionnel, dépression... Le désengagement et l’anesthésie agissent comme une machine conditionnante. Les causes sont la suractivité, un degré élevé de stress au quotidien, manque d’autonomie, de reconnaissance, d’estime et de respect, communication insuffisante, une situation menaçante et déstabilisante pour l’individu, la pression et le harcèlement psychologique ou moral.
Cela commence par une fatigue profonde, un désinvestissement de l’activité professionnelle avec un sentiment d’échec et d’incompétence dans le travail, puis s'enchaînent l’anxiété et le désespoir, des troubles de l’adaptation, l’épuisement émotionnel, et pour finir la dépersonnalisation qui conduit à de fortes tendances suicidaires. C’est ce que l’on appelle le « burn-out », plus d’une personne sur dix est concernée et considérée à haut risque.

« Le travail [...], c’est l’absence de satisfaction, la négation du principe de plaisir. » Herbert Marcuse, Eros et civilisation, 1955.
Le travail est une contrainte répétitive et constante qui fait mal à longueur de temps. Notre activité est, pour un temps donné, entièrement soumise aux impératifs de production et de rentabilité, et devient absurde, cruelle et dévastatrice. L’obéissance sans faille à la hiérarchie est un complet asservissement aux exigences économiques de l’employeur, une totale soumission à l’exploitation sans limites de la force de travail, par l’oppression, l’infériorisation, le démérite, le mépris, la culpabilisation, l’hypocrisie, le harcèlement, dans la souffrance et la dépression... Travailler, c’est souffrir d’être déprécié, rabaissé, humilié, obligé d’obéir, menacé d’élimination sociale.
Travailler, c’est faire abstraction de soi, c’est s’oublier, c’est se mettre entre parenthèses au profit d’une fonction machinique, c’est une vente de soi, de son existence, de son temps de vie, de son activité, de son faire, c’est l’obligation de se vendre entièrement pour obtenir les moyens de survivre. Cette contrainte structurelle qui engendre une marchandisation forcée de sa personne est gravement nocive à la santé des individus et de la société. Aussi s’exprimer librement, s’affirmer en tant que personne, se réaliser pleinement, s’accomplir et s’épanouir est devenu impossible dans le travail.
Le seul devenir que ce système nous laisse choisir consiste à dominer ou être dominé, voler ou être volé, arnaquer ou se faire arnaquer, et ainsi de voir les autres seulement comme des imbéciles à exploiter ou des ennemis à battre. « Le travail est par nature l’activité asservie, inhumaine, antisociale, déterminée par la propriété privée. » Karl Marx, F. List et la bourgeoisie allemande, 1845.
Par son embauche le travailleur devient la propriété de son employeur et perd son autonomie sociale et vitale.
Une hiérarchie des rôles distribués par le travail a fait que l’autorité a constamment suscité un pouvoir dominateur et manipulateur. L’informatisation de la production et la division des tâches imposent la soumission au travailleur en rendant son travail totalement contrôlable et quantifiable, le rendant lui-même interchangeable et immédiatement remplaçable. La spécialisation au travail fait disparaître toute compréhension de la globalité. L’ensemble de la réalité vécue devient une accumulation de marchandises, perdant ainsi tout sens de la totalité.
Alors que le travail est une obligation pour survivre, et que le chômage est interdit par la morale, la liberté de choisir son esclavage se révèle être une preuve de soumission. « L’organisation du travail et l’organisation des loisirs referment les ciseaux castrateurs chargés d’améliorer la race des chiens soumis. » Raoul Vaneigem, Traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations, 1967
Dans la société marchande, survivre n’est pas donné, il faut le mériter. La valeur morale du travail c’est le travail comme seule valeur sociale. La valeur marchande du travail dépend du fait qu’il a été vidé de tout contenu particulier, n’étant plus qu’une capacité de dépense de temps et d’énergie profitable à l’employeur, propriétaire des machines et du temps.
L’innovation permanente, comme source de profits, produit les camelotes éphémères de la course technologique. Mais cette technocratie supprime nombre d’emplois pour accroître les dividendes des actionnaires. C’est alors que l’expansion du chômage technologique provoque une baisse de la consommation, entraînant une surproduction qui oblige à une rentabilité supérieure par une automatisation plus généralisée, qui génère encore plus de chômage technologique, et ainsi de suite, en s’accélérant dans une autorégénération circulaire... Un surplus de chômage provoque une augmentation de la productivité, une intensification du travail jusqu’à une sur multiplication du stress, du désespoir, du burn-out, des accidents et des suicides.
Le capitalisme contemporain rend progressivement l’humain superflu. Avec l’expansion irréversible du chômage conséquente à l’automation et l’envahissement technologique, l’éthique du travail commence à se désagréger, et sa valeur morale s’épuise dans les programmes.

« Le capital est avant tout une relation sociale, et celle-ci se fonde tout entière sur le fait que le travailleur produit plus qu’il ne coûte, la différence étant empochée par ceux qui l’emploient, ou reversée à l’État pour financer les guerres et les flics par l’intermédiaire de l’impôt. » GARAP (Groupe d’Action pour la Recomposition de l’Autonomie Prolétarienne) 2014.
En se vendant comme marchandise à produire, le travailleur est dépossédé de l’objet de sa production et séparé de sa valeur qui n’est alors plus que monétaire. La valeur de son travail s’incarne de la sorte dans l’argent, son activité s’est marchandisée. « L’argent est l’esprit réel de toutes choses. » Karl Marx, Manuscrits de 1844.
 L’argent se présente comme le seul outil d’échange, le moyen de développer les inégalités, de marchander les productions et les producteurs eux-mêmes. Les relations humaines se retrouvent réduites à des relations d’objets marchands, ou indirectement à des relations d’argent comme valeur d’échange et d’accumulation de capital.
Le patron n’apparaît plus comme un oppresseur, ennemi de la classe ouvrière, mais comme un gestionnaire aux ordres des actionnaires. Avec la mondialisation de l’économie, la lutte des classes donne l’impression de s’être déplacée de l’affrontement entre patron et ouvriers, à l’opposition entre, d’une part les prolétaires solidaires, conscients de leur dépossession de leurs moyens d’existence, et d’autre part les individus économisés de la servitude volontaire au système informatisé, la haute bourgeoisie n’étant plus réellement visible. Mais ce déplacement n’est qu’une apparence trompeuse qui permet au pillage des richesses par la haute bourgeoisie de disparaître au regard de la compréhension du monde.
La dictature de l’horaire est impitoyable. L’employeur est maître du temps, la personne avec son rythme spécifique n’est plus rien. L’obéissance doit être totale et la soumission réelle, heure par heure, respectant scrupuleusement les directives de la hiérarchie. Le travail est morcelé en une succession d’opérations partielles se répétant mécaniquement, selon une planification des tâches. « La mécanisation prend cette tournure particulière : il faut que l’ouvrier soit dominé par la machine, que son rendement lui soit imposé par celle-ci, il faut que le cours de la production devienne le plus possible automatisé, c’est-à-dire indépendant du producteur. » Ricardo Florès Magon.
Le travailleur est intégré comme partie mécanisée dans un système de production informatisé, programme abstrait auquel il doit se soumettre impérativement. L’activité de la personne au travail ne lui appartient plus, elle se réduit à la reproduction d’un processus mécanique indépendant de sa conscience, dans une dépendance contemplative, étrangère à elle-même, désintégrée par son intégration au système.
La production, la circulation, la survaleur émergeant du marché produisent la marchandise. « Le travail, c’est une dépossession de sa vie au profit d’une fonction machinique de production de marchandises et de valeur, c’est une vente de soi, de son existence, de son temps de vie, de son activité, de son faire, comme marchandise. [...] Le travail c’est donc l’éternel retour d’une prostitution contrainte, avec comme récompense une misérable consommation de marchandises sans qualité, une survie. » Comité érotique révolutionnaire, Libérons-nous du travail, 2016
Le travail ne produit pas seulement des objets marchands, mais il se produit lui-même ainsi que le travailleur comme marchandise. Plus l’humain est déprécié, plus la valeur des choses marchandées augmente.
 En s’objectivant comme une marchandise, l’homme manifeste aux autres le caractère déshumanisé et déshumanisant de ses relations marchandes.

Le travail obligatoire est une usurpation de temps, une soumission, un renoncement, une souffrance. « Le travail est extérieur à l’ouvrier, c’est-à-dire qu’il n’appartient pas à son essence, que donc, dans son travail, celui-ci ne s’affirme pas, mais se nie, ne se sent pas à l’aise, mais malheureux, ne déploie pas une libre activité physique et intellectuelle, mais mortifie son corps et ruine son esprit. » Le travail tue petit à petit ce peu de vie qui nous anime. « Le travail dans lequel l’homme s’aliène est un travail de sacrifice de soi, de mortification. Enfin, le caractère extérieur à l’ouvrier du travail apparaît dans le fait qu’il n’est pas son bien propre, mais celui d’un autre, qu’il ne lui appartient pas, que dans le travail l’ouvrier ne s’appartient pas lui-même, mais appartient à un autre. » Karl Marx, Manuscrits de 1844.
Le travail produit l’aliénation de l’ouvrier en le rendant étranger à lui-même, son activité travaillée existe en dehors de lui comme une marchandise qui s’oppose à son existence comme une puissance étrangère occupant son propre espace vital. En vendant sa force de travail à un employeur le travailleur perd le pouvoir sur sa propre existence, il est dépossédé de sa force vitale et se replie sur lui, isolé des autres. La marchandisation des humains par le travail les déshumanise aussi bien intellectuellement que physiquement. Plus ils sont étrangers à eux-mêmes plus ils sont possédés par leur être aliéné dans la marchandise. En étant rendu étranger à soi-même, c’est aux autres qu’il devient indifférent, comme chacun d’eux est rendu étranger à sa propre humanité. La communauté décomposée résulte de l’addition mécanique de sujets isolés par la dépossession de l’emploi de leur vie. « La vente de leur force de travail comme marchandise est transformée en réalité quotidienne durable et insurmontable, au point qu’ici aussi la personnalité devient le spectateur impuissant de tout ce qui arrive à sa propre existence, parcelle isolée et intégrée à un système étranger. » Georg Lukacs, Histoire et conscience de classe, 1923.
La vie sociale est déchiquetée en parcelles d’existence isolées, réduites à la production et à la consommation de marchandises.
En vendant ses facultés mentales, le travailleur se sépare de l’objet de ses pensées chosifiées, spectateur de ses rapports aux autres, il prend une attitude contemplative à l’égard de ses propres facultés devenues marchandises, dépossédé de son intelligence personnelle. Cette objectivation du monde en choses marchandes apparaît comme la réalité du seul monde possible, saisi sous forme d’objet, extérieur à son expérience personnelle. « Le travail est un meurtre de masse, un génocide. Le travail est en soi la plus redoutable des polices. »  Bob Black, L’abolition du travail, 1985.

Le travail se représente dans la valeur d’échange comme marchandise. Le fétichisme marchand est le fait d’attribuer des propriétés surnaturelles à des objets. Un fétiche est un objet auquel on attribue un pouvoir magique et bénéfique. Le fétichisme et la chosification font la substance de la marchandisation. Ils expliquent la perversité mercantile de notre modernité.
Dans le monde marchand ce sont les rapports entre les choses, marchandises, argent, et leurs mouvements, qui déterminent ceux des hommes, leurs idées et leurs comportements. Ces rapports entre choses apparaissent comme déterminant les rapports et comportements humains. Ils deviennent, sous la plume des intellectuels bourgeois, des « lois économiques » auxquelles les hommes ne pourraient que se soumettre, alors même qu’il ne s’agit en réalité que de la conséquence des rapports fondés sur l’appropriation privée, l’usurpation des richesses, l’exploitation du travail des populations. Dans le capitalisme le fétichisme est la réification des rapports entre les hommes, leur marchandisation.
Le travail, contenu dans ces marchandises, prend la forme de la valeur. Comme les marchandises se comparent en tant que valeurs par la médiation l’argent, celui-ci se pose comme valeur en soi, richesse universelle, et de ce fait devient évidemment le but de l’activité. Échanger pour vivre, produire pour échanger devient vivre pour produire le plus d’argent possible.
La fluctuation des valeurs marchandes des produits sur les marchés est la manifestation de l’évolution des rapports de production, et du marchandage spéculatif. La variabilité des marchés est le moteur du profit capitaliste, l’instabilité la source des placements spéculatifs. Le produit concentre en lui les rapports sociaux nécessaires à sa marchandisation lucrative, mais ceux-ci sont masqués par la fétichisation de sa consommation. La marchandise sert de support aux relations entre les êtres. La fétichisation de la marchandise réifie les rapports sociaux en personnalisant des choses.
Les marchandises ne sont pas ce qu’elles paraissent être, elles ne sont pas les choses magiques que la publicité nous montre et nous remontre. C’est la fétichisation de la marchandise qui donne aux objets sans intérêt un pouvoir surnaturel bénéfique provoquant l’adoration, l’enchantement, jusqu’à l’envoûtement. Mais les marchandises se dégradent très vite et l’ensorcellement s’estompe rapidement, laissant place au vide d’un manque implacable. Leur détérioration a été voulue et calculée pour qu’elles soient remplacées par d’autres marchandises. Le but des marchandises n’est pas d’être utile, ni de satisfaire des besoins, mais bien de faire de l’argent. Les satisfactions promises sont toujours décevantes.
« Cette société ne cherche pas à satisfaire des besoins humains, elle entretient l’insatisfaction. En effet, l’achat d’une marchandise a pour origine cette insatisfaction permanente. La promesse trompeuse que la marchandise est insatisfaisante, mais que le prochain modèle sera satisfaisant. » Gérard Briche (Aliénation et besoins, perspective d’une émancipation humaine) Août 2010 Fortaleza, Brésil. Forum transnational sur la critique de la valeur.
 Le principe du capitalisme c’est que demain sera meilleur, mais demain, c’est toujours le jour suivant, et en attendant c’est toujours de pire en pire, dans la routine obsédante de consommation contrariante, dans la désolation et l’ennui. L’ordre des choses est catastrophique et fructueux pour la caste dominante.
L’instabilité continue devient la base d’un ordinaire profitable. Le catastrophisme rentable mise sur les dettes sans fin et les faillites inévitables. Le capitalisme marchand fait de sa propre décomposition des affaires lucratives. L’instabilité dominante, profitable à la haute finance, se transforme en mode de fonctionnement normalisé. L’innovation et le provisoire permanent provoquent une accélération technologique de la gestion du monde marchand qui s’emballe dans une intoxication physique et mentale.

Lukas Stella, Intoxication mentale,
Représentation, confusion, aliénation et servitude, chapitre 7.
http://inventin.lautre.net/livres.html#LukasStella

 

 

Publié dans Travail

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