LE MYTHE DU PROLÉTARIAT RÉVOLUTIONNAIRE
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(...) "l’homme a été absorbé non seulement dans sa détermination classiste où il fut piégé durant des siècles, mais en tant qu’être biologique ; c’est donc une totalité qu’il faut détruire en se posant hors d’elle. (…) La théorie marxiste élevée au rang de conscience du prolétariat est en fait une nouvelle figure de la conscience : la conscience répressive. (…) La théorie s’est muée en conscience répressive, le prolétariat est devenu un mythe ; non dans sa réalité… mais en tant qu’opérateur révolutionnaire, que classe devant libérer l’humanité entière."
Avant, la révolution pouvait être dès que la mystification avait été levée, le processus révolutionnaire était en quelque sorte destruction de cette dernière ; maintenant, l’homme a été absorbé non seulement dans sa détermination classiste où il fut piégé durant des siècles, mais en tant qu’être biologique ; c’est donc une totalité qu’il faut détruire en se posant hors d’elle.
On ne peut plus se contenter d’une démystification. La révolte des hommes menacés dans leur vie la plus immédiate va au-delà de la mystification ; il s’agit, d’entrée, de créer une autre vie.
Ceci se pose simultanément en dehors du vieux discours du mouvement ouvrier et de sa vieille pratique, ainsi qu’en dehors de la critique qui en est faite, qui le taxe de simple idéologie (l’homme étant lui-même considéré comme étant un précipité idéologique).
La mystification n’opère pas dans un seul sens, c’est-à-dire uniquement sur la société capitaliste ; la théorie qui l’expliquait n’échappe pas à son emprise.
La théorie marxiste élevée au rang de conscience du prolétariat est en fait une nouvelle figure de la conscience : la conscience répressive.
Il nous faut indiquer quelques uns de ses caractères en laissant de côté l’interrogation sur le fait de savoir si, historiquement, toute conscience ne fut pas répressive.
L’objet de la conscience répressive c’est son but qu’elle croit dominer.
Comme il y a un écart entre ce but et la réalité immédiate elle devient théologienne et raffine sur les différences entre programme minimum ou immédiat et programme maximum, futur, médiat ; mais plus le chemin de son effectuation devient long, plus elle s’érige elle-même en but et se réifie sous forme d’organisation, devient incarnation du but.
Tout son travail est de faire cadrer la réalité avec son concept d’où toute la sophistique au sujet du décalage entre moments objectifs et moments subjectifs.
Elle existe et, pourtant, elle ne peut pas être. C’est justement à cause de son incapacité à être qu’elle doit nier, mépriser ce qui veut se manifester, être…
Autrement dit, elle existe mais elle a besoin de certains phénomènes, évènements pour être effective ; comme elle est en fait un produit du passé elle est réfutée par chaque évènement actuel ; elle ne peut donc exister qu’en polémique avec la réalité ; elle se pose en réfutation de tout ; elle ne peut persister qu’en se figeant dans sa forme, en devenant de plus en plus totalitaire.
Pour être opératoire elle doit être organisée : mystique du parti, des conseils, autant de coagulation de la conscience despotique.
Tout mouvement immédiat qui ne reconnaît pas cette conscience (et tout racket politique prétend être le lieu conscientiel véritable) est condamné.
La condamnation se double de justification : caractère prématuré, impatience de ceux qui se sont révoltés, manque de maturité, provocation de la classe dominante ; le tout est complété par des litanies sur le caractère petit-bourgeois des éternels anarchistes, sur l’utopisme des intellectuels ou des jeunes.
La lutte n’est réelle que si elle réactualise la conscience de classe à tel point que certains vont jusqu’à souhaiter la guerre afin que se produise enfin cette conscience.
La théorie s’est muée en conscience répressive, le prolétariat est devenu un mythe ; non dans sa réalité parce que dans tous les pays où il n’y a qu’une domination formelle du capital ce prolétariat existe bien et constitue la majorité de la population et que dans les pays à domination réelle on trouve encore un grand nombre d’hommes et de femmes dans la situation des prolétaires du XIX° siècle ; ce sont les travailleurs étrangers…, mais en tant qu’opérateur révolutionnaire, que classe devant libérer l’humanité entière et de ce fait dénouer les contradictions économico-sociales.
L’activité de chaque parti, de chaque groupe est organisée autour de ce mythe. Il pose les origines.
Tout commence avec l’apparition de cette classe définie sinon comme seule classe révolutionnaire ayant opéré dans l’histoire, tout au moins comme la plus révolutionnaire.
Ce qui s’est passé avant est ordonné en fonction du surgissement de cette classe et les évènements antérieurs sont secondaires par rapport à ceux vécus ou créés par le prolétariat. Il indique une conduite.
On est sauvé si on est prolétaire, sinon il faut expier la tare de la naissance non-prolétarienne et cela par diverses pratiques allant jusqu’à l’accomplissement de stages en usines.
Tout groupe n’atteint l’existence révolutionnaire qu’à partir du moment où il est apte à exhiber un ou plusieurs « authentiques » prolétaires.
La présence de l’homme aux mains calleuses est la garantie, le certificat d’authenticité révolutionnaire.
Le contenu du programme défendu par ce groupe, sa théorie, ou même ses actions n’ont aucune importance, seule compte la présence ou l’absence du « prolo ».
Le mythe entretient et renouvelle l’antagonisme entre intellectuels et manuels. Beaucoup de conseillistes ont un culte de l’anti-intellectualisme qui leur tient lieu de théorie et de justification. Ils peuvent dire n’importe quelle idiotie, ils seront sauvés ; ce sont des prolos !
De même que, pour beaucoup, on cesse d’être révolutionnaire si on quitte le parti, de même il serait impossible d’être révolutionnaire si on ne se revendique pas du prolétariat, si on ne s’affuble pas de vertus que l’on croit prolétariennes.
La contre-révolution finit aux frontières mythiques qui séparent le prolétariat du reste du corpus social.
Toute action est justifiée au nom du mouvement prolétarien ; on agit non parce qu’on a besoin d’agir, mû par la haine du capital, on agit parce que le prolétariat aurait retrouvé sa base de classe ; l’action, la pensée, se dévoilent par personnes interposées.
C’est ainsi que, surtout après 1945, le prolétariat classe révolutionnaire, s’est survécu grâce à son mythe.
Une étude historique des mouvements révolutionnaires prolétariens mettrait en évidence le caractère limité de cette classe.
Marx lui-même dévoile bien son caractère réformiste. Au fond, de 1848 – le droit au travail – à 1917-1923 – plein emploi et autogestion par les unions prolétariennes – le prolétariat se rebelle uniquement à l’intérieur du système capitaliste et cela tend à démentir les affirmations de Marx dans l’article « Gloses critiques marginales à l’article : « Le roi de Prusse et la réforme sociale. Par un prussien » ».
Mais à ce moment-là le prolétariat se manifesta réellement en tant que sans réserve, en tant que négation totale.
Il fut amené à créer une rupture profonde permettant de comprendre ce que peut être la révolution communiste et donc le communisme.
Marx avait donc raison ; mais le MPC devait obligatoirement – afin de pouvoir subsister – annihiler la négation qui le rongeait.
Le prolétariat qui, comme Marx et Engels le disent dans l’Idéologie allemande, est en dehors de la société est de plus en plus intégré en elle ; il s’intègre dans la mesure où il lutte pour sa survie, pour se renforcer ; plus il s’organise et plus il devient réformiste.
Il en arrive, avec le parti socialiste allemand, à former une contre-société, qui est finalement absorbée dans la société du capital et le mouvement négateur du prolétariat est terminé.
Kautsky, Bernstein, Lénine n’ont-ils pas tout simplement reconnu la réalité du mouvement ouvrier lorsqu’ils déclaraient qu’il fallait l’unir au mouvement socialiste : « Le mouvement ouvrier et le socialisme ne sont nullement identiques par nature » (Kautsky).
L’affirmation de Lénine tant décriée selon laquelle le prolétariat ne peut, par lui-même, parvenir qu’à une conscience trade-unioniste, ne renferme-t-elle pas la vérité de la classe désormais soumise au capital ?
En fait on ne put la critiquer qu’à partir de la distinction, faite par Marx dans Misère de la philosophie, entre la classe objet du capital et la classe sujet.
Sans secousse révolutionnaire le prolétariat ne pouvait pas redevenir sujet.
Le procès par lequel il redevenait ainsi impliquait une conscience en dehors, extérieure qui, à un moment donné, serait apte à s’incarner dans le prolétariat.
La conscience venant de l’extérieur est la forme la plus réifiée, extranéisée de la conscience répressive !
En conséquence, il n’est pas question de reprendre le débat pour revenir à Marx mais de reconnaître que le cycle de la classe prolétarienne est désormais terminé, d’une part parce que ses objectifs ont été réalisés, d’autre part parce qu’elle n’est plus, à l’échelle mondiale, déterminante.
Nous sommes parvenus au bout du cycle historique durant lequel l’humanité (surtout la partie située en occident) s’est mue dans des sociétés de classes.
Nous l’avons affirmé, le capital réalise la négation des classes par une mystification car il maintient les heurts, les conflits caractéristiques et liés à l’existence des classes.
Mais c’est une réalité, c’est le despotisme du capital. C’est lui qu’il nous faut maintenant affronter et non le passé.
Invariance, mai 1973.
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Entretien n°1 avec Jacques Camatte
https://youtu.be/EKCoo7KoIew
Entretien n°2 avec Jacques Camatte : Errance de l'humanité.
https://youtu.be/2XZbh_v5yrg