LE DROIT À LA PARESSE

Publié le par Collectif Feignasse

LE DROIT À LA PARESSE

M. Thiers disait : "Je veux rendre toute-puissante l'influence du clergé, parce que je compte sur lui pour propager cette bonne philosophie qui apprend à l'homme qu'il est ici-bas pour souffrir et non cette autre philosophie qui dit au contraire à l'homme : Jouis." M. Thiers formulait la morale de la classe bourgeoise dont il incarna l'égoïsme féroce et l'intelligence étroite.

Une étrange folie possède les classes ouvrières des nations où règne la civilisation capitaliste. Cette folie traîne à sa suite des misères individuelles et sociales qui, depuis deux siècles, torturent la triste humanité. Cette folie est l'amour du travail, la passion moribonde du travail, poussée jusqu'à l'épuisement des forces vitales de l'individu et de sa progéniture.

Dans la société capitaliste, le travail est la cause de toute dégénérescence intellectuelle, de toute déformation organique.

Le prolétariat, la grande classe qui embrasse tous les producteurs des nations civilisées, la classe qui, en s'émancipant, émancipera l'humanité du travail servile et fera de l'animal humain un être libre, le prolétariat trahissant ses instincts, méconnaissant sa mission historique, s'est laissé pervertir par le dogme du travail. Rude et terrible a été son châtiment.

Toutes les misères individuelles et sociales sont nées de sa passion pour le travail.

Notre époque est, dit-on, le siècle du travail ; il est en effet le siècle de la douleur, de la misère et de la corruption.

Travaillez, travaillez, prolétaires, pour agrandir la fortune sociale et vos misères individuelles, travaillez, travaillez pour que, devenant plus pauvres, vous ayez plus de raisons de travailler et d'être misérables. Telle est la loi inexorable de la production capitaliste.

Parce que prêtant l'oreille aux fallacieuses paroles des économistes, les prolétaires se sont livrés corps et âme au vice du travail.

Ces misères individuelles et sociales, pour grandes et innombrables qu'elles soient, pour éternelles qu'elles paraissent, s'évanouiront comme les hyènes et les chacals à l'approche du lion, quand le prolétariat dira : " Je le veux ". Mais pour qu'il parvienne à la conscience de sa force, il faut que le prolétariat foule aux pieds les préjugés de la morale chrétienne, économique, libre penseuse ; il faut qu'il retourne à ses instincts naturels, qu'il proclame le Droit de la paresse ; qu'il se contraigne à ne travailler que trois heures par jour, à fainéanter et à bombancer le reste de la journée et de la nuit.

Parce que la classe ouvrière, avec sa bonne foi simpliste, s'est laissé endoctriner, parce que, avec son impétuosité native, elle s'est précipité en aveugle dans le travail et l'abstinence, la classe capitaliste s'est trouvée condamnée à la paresse et à la jouissance forcée, à l'improductivité et à la surconsommation.

Une fois accroupie dans la paresse absolue et démoralisée par la jouissance forcée, la bourgeoisie, malgré le mal qu'elle en eut, s'accommoda de son nouveau genre de vie. Avec horreur elle envisagea tout changement. La vue des misérables conditions d'existence acceptée avec résignation par la classe ouvrière et celle e la dégradation organique engendrée par la passion dépravée du travail augmentaient encore la répulsion pour toute imposition de travail et pour toute restriction de jouissance.

Les ouvriers ne peuvent-ils donc comprendre qu'en se surmenant de travail, ils épuisent leurs forces et celles de leur progéniture ; que, usés, arrivent avant l'âge à être incapables de tout travail ; qu'absorbés, abrutis par un seul vice, ils ne sont plus des hommes, mais des tronçons d'hommes ; qu'ils tuent en eux toutes les belles facultés pour ne laisser debout, et luxuriante, que la folie furibonde du travail.

Si, déracinant de son coeur le vice qui la domine et avilit sa nature, la classe ouvrière se levait dans sa force terrible, non pour réclamer les Droits de l'homme, qui ne sont que les droits de l'exploitation capitaliste, non pour réclamer le Droit au travail qui n'est que le droit à la misère, mais pour forger une loi d'airain, défendant à tout homme de travailler plus de trois heures par jour, la Terre, la vieille Terre, frémissant d'allégresse, sentirait bondir en elle un nouvel univers…

Paul Lafargue, 1880 (extraits)
Cubain, gendre de Karl Marx, conseiller général à la première internationale des travailleurs (AIT)

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