Stigmatiser les plus pauvres en temps de crise est une stratégie vieille comme le monde

Publié le par Collectif Feignasse

L’économiste Eloi Laurent, professeur à Sciences Po et à l’université de Stanford, s’attaque aux idées reçues en matière économique…

De la loi Travail imposée par l’exécutif socialiste à la surenchère néolibérale des candidats à la primaire de la droite, il n’épargne rien, ni personne. Dans son ouvrage Nouvelles mythologies économiques publié ce mercredi aux éditions Les liens qui libèrent, l’économiste Eloi Laurent démonte les idéologies actuellement au pouvoir. Et affirme qu’une autre orientation est possible. Rencontre.

Vous présentez votre ouvrage comme un travail de « désintoxication économique » du débat public. Cette expression, très forte, laisse entendre qu’une propagande serait à l’œuvre en France…

Je pense plutôt que les politiques ont tendance à ériger en vérité scientifique certaines études économiques fragiles et contestables. C’est par exemple le cas sur les 35 heures : une étude, à la méthodologie douteuse, affirme que cette réduction du temps de travail a conduit à une augmentation du chômage quand plusieurs autres, plus rigoureuses, démontrent qu’elle a au contraire permis la création de 350 000 emplois, mais c’est la première qui est mise en avant. Ce discours ambiant n’est pas forcément mal intentionné, il est avant tout mal informé. Mon objectif est de donner aux citoyens, à travers cet ouvrage, les moyens de s’équiper intellectuellement dans cette période importante.

Vous écrivez que « la mystification va très loin : les riches deviennent des opprimés et les pauvres, des protégés ». Une partie du peuple pense effectivement qu’à l’heure actuelle, les plus gros profiteurs sont les plus démunis. Comment s’est opéré ce basculement ?

Par le discours politique. Entendre des leaders de partis républicains qualifier les minima sociaux de « cancer de l’assistanat » est consternant et proprement misérable. Mais ce n’est pas nouveau : la stigmatisation des plus pauvres en temps de crise est une stratégie vieille comme le monde. Elle permet aux politiciens de se dédouaner des lourdes erreurs économiques qu’ils ont eux-mêmes commises et d’en attribuer la responsabilité aux plus démunis, qui deviennent donc les responsables de la situation qu’ils subissent.

La loi Travail va, selon la ministre Myriam El Khomri, permettre aux entreprises de recruter davantage en CDI plutôt qu’en contrats précaires. Qu’en dites-vous ?

La rupture conventionnelle, introduite en août 2008, poursuivait exactement le même objectif et nous voyons bien qu’elle n’a pas renforcé les recrutements en CDI. Plus globalement, l’histoire nous prouve que la flexibilisation du marché du travail ne conduit jamais à une hausse de l’emploi durable, ni même à une baisse du chômage. La plus forte baisse du chômage enregistrée ces 40 dernières années est celle de la fin des années 1990, lorsque plus de droits ont été donnés aux salariés !

Vous êtes très critiques sur l’austérité pratiquée en Europe et en France ces dernières années. Mais le déficit et la dette n’étaient-ils pas, ne sont-ils pas des problèmes ?

Il faut d’abord rappeler que ce ne sont ni les déficits, ni les dettes qui ont conduit l’UE dans la situation dans laquelle elle se trouve aujourd’hui, mais la crise financière. Ensuite, le gouvernement français va effectivement réussir à faire passer le déficit sous la barre des 3 % l’an prochain. Et ce, parce qu’il a massivement augmenté les impôts des citoyens tout au long du quinquennat et donc, amputé leur pouvoir d’achat. Quant au taux de chômage, il s’élèvera, l’an prochain, à 9,5 %, soit exactement à son niveau de 2009, au début de la crise… Ces résultats peuvent-ils vraiment être considérés comme des succès ?

Nos politiques disent que les règles européennes ne peuvent pas être changées, vous affirmez l’inverse. Sur quoi vous appuyez-vous pour le dire ?

Sur plusieurs exemples concrets, à commencer par celui de l’euro. En juillet 2012, alors que la Grèce est au plus mal, Mario Draghi, le président de la Banque centrale européenne (BCE), affirme qu’il fera « tout ce qu’il faut » pour sauver l’euro. Il sous-entend ainsi qu’il n’hésitera pas à réécrire les règles de fonctionnement de la BCE pour y parvenir. Et ce, alors même que l’on nous répète depuis le traité de Maastricht de 1992 que les règles monétaires sont strictes et inchangeables… Autrement dit, quand l’essentiel est en jeu, l’Europe nous prouve qu’elle peut changer les choses. Alors, pourquoi ne pourrait-elle pas décider demain que l’essentiel est le bien-être humain et la cohésion sociale et que l’on doit donc changer les règles pour les préserver ?

Vous estimez que l’idéologie sociale-xénophobe est très mal combattue, ses détracteurs s’attaquant à sa prétendue « irrationalité économique »…

Dire que le FN provoquerait une grave crise économique si son programme était appliqué, c’est ne pas comprendre deux choses fondamentales. D’abord, que de nombreux Français vivent déjà une grave crise économique. Ensuite, lorsque des politiques, qui conduisent depuis des décennies des programmes économiques à la raison et aux résultats largement défaillants, critiquent une alternative, ils ne peuvent que donner à cette dernière davantage de légitimité. Il est en outre frappant de constater que les sept candidats à la primaire de la droite veulent tous baisser les dépenses publiques, qui profitent surtout aux classes modestes et moyennes, et limiter les impôts des plus riches. Il ne faudrait pas qu’ils abandonnent à Marine Le Pen la défense du modèle social français, après lui avoir déjà abandonné la question de la nation.

Le protectionnisme est-il économiquement pertinent ?

Quand on voit la tête du Tafta et du Ceta, ces accords de libre-échange en cours de négociations avec les Etats-Unis et le Canada, cela semble en effet parfaitement raisonnable ! Il faut à tout prix empêcher la création de ces tribunaux arbitraux qui vont permettre à des multinationales de contester les politiques sociales et environnementales mises en place par les Etats. Ensuite, lorsque la mondialisation, mais surtout l’européisation finit par créer plus de perdants que de gagnants, du fait d’une concurrence fiscale et sociale exacerbée, il est normal de se poser des questions. Je ne crois pas qu’il faut en finir avec l’UE, mais il faut d’urgence redéfinir ses politiques et ses priorités.

Quelles sont, pour les citoyens, les raisons d’y croire encore ?

Eux-mêmes ! La force de la France, ce sont les Français, dans toutes leurs diversités. On les dit malheureux, méfiants et pessimistes, mais ce n’est pas vrai. Bien sûr, ils ne font pas confiance à leur classe politique et ils ont peur pour l’avenir de leurs enfants, mais quand on voit comment la crise a été gérée depuis 2008, nous ne pouvons pas leur donner tort… En revanche, ils font confiance à leurs services publics et notamment à leurs hôpitaux et font preuve d’une incroyable énergie, notamment dans le milieu associatif.

http://www.20minutes.fr/economie/1945127-20161019-stigmatiser-plus-pauvres-temps-crise-strategie-vieille-comme-monde

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